Nous lisons trop souvent des critiques simplistes des mentalités des Arabes. Dans « Rencontrer les Autres… cultures du monde », que Pierre Alain Lemaître vient de publier aux éditions Cleyriane, celui-ci cite ses expériences éclairantes de difficultés dans les coopérations avec eux.
Il est, tout d’abord, indispensable de ne pas interpréter à tort les comportements des autres. « La première fois que je suis intervenu au Maroc, pour une grande entreprise, très moderne et dirigée par des cadres formés aux Etats-Unis, j’ai été choqué que mes interlocuteurs me touchent physiquement le bras à longueur de journée. Je ressentais ce contact comme intrusif et ambigu. J’avais presque l’impression qu’ils avaient des intentions déplacées à mon encontre… Plus simplement, c’était que l’espace confortable était plus réduit pour mes interlocuteurs que pour moi… Dans les pays arabes, il est admis de se toucher… On peut même de se tenir par la main, entre hommes. Je l’ai souvent constaté en Turquie » (page 58).
« Corrélativement, le temps est dilaté, en Orient. Les discussions s’y prolongent, au cours desquelles on parle interminablement de tout autre chose que de l’objet de la rencontre. L’Occidental a l’impression de perdre son temps… et en vient à critiquer « l’irrécupérable inefficacité de ce continent ». Je fus ainsi stupéfait, quand, venu négocier un projet dans un pays arabe, les réunions imprévues se multiplièrent. J’avais constamment l’impression qu’on « tournait autour du pot ». On parlait de tout, des beautés de la nature dans les différentes régions du pays, des traditions locales en architecture, des bijoux, des tapis, des broderies, des relations familiales et de l’éducation des enfants, de l’avenir du monde… comme pour faire preuve d’une grande culture personnelle, …mais on n’y disait jamais rien du dossier que j’avais envoyé, sur lequel des décisions étaient à prendre. Je devais téléphoner tous les jours à Paris pour annoncer la prolongation de mon séjour… et faire décaler l’horaire de la réservation de mon avion de retour… Jusqu’au jour où mes interlocuteurs m’annoncèrent brusquement, à ma grande surprise, leur accord pour ce que j’avais proposé, alors qu’il n’en avait guère été, jusques là, débattu. Le mûrissement des convictions s’était opéré en sous-terrain… Il m’a fallu du temps pour m’apercevoir que cette gestion du temps… correspond, en fait, à un processus de décision différent de celui pratiqué dans les pays « développés ». Comme je l’ai démontré dans l’ouvrage que j’ai publié sur « La Décision », dans l’étude d’un « dossier », leur jugement n’est pas fondé sur la qualité des propositions écrites qui ont été faites. Celles-ci sont considérées comme secondaires, car n’étant que le reflet de la capacité à rédiger une offre alléchante. Il ne s’agit donc pas, comme en Occident, d’en peser les « pour » et les « contre » … Pour se forger une conviction quant au bien-fondé de faire affaire, on s’efforce donc plutôt d’évaluer la viabilité à moyen terme de ce qui est envisagé… De quoi qu’il s’agisse, ce qui estimé déterminant, c’est alors de juger les compétences du partenaire, son engagement personnel, sa loyauté… et ses capacités à assumer un éventuel échec. Cela suppose de tester la crédibilité, la volonté, les intentions positives, la réalité de la conviction et les capacités de ses interlocuteurs. Il est donc nécessaire de consacrer du temps pour apprendre à les connaître. Ce qui requiert de multiples rencontres… Ce processus de choix n’est pas moins efficace, puisque la qualité des décisions prises n’est pas inférieure… Généralement, les Arabes donnent donc l’impression d’avoir beaucoup de temps et d’être tranquilles. D’ailleurs, avec eux, les attentes de ceux qui arrivent en retard ne sont pas rares. Leurs proverbes en témoignent : « Marche lentement pour arriver rapidement »… On vous jugera donc sur votre patience » (pages 58/59).
« On ne comprend les sociétés arabes qu’en tenant compte que la religion pèse énormément… Pour les musulmans, le Coran n’a pas d’autre auteur que Dieu. C’est Son verbe incarné et éternel, ce qui fait dire qu’il est « incréé », donc intouchable. Il s’apprend par cœur et on ne peut pas le critiquer. Pour l’Islam… il n’y a qu’une seule loi, celle révélée par Dieu » (page 62).
« La religion a, ainsi, induit une forte différenciation des rôles et des positions entre les hommes et les femmes, dans les communautés arabo-musulmanes. Cela tient à la place du père, de son autorité et de la puissance masculine, dans l’Islam… Dans la plupart des pays arabes, ce qui est mâle est valorisé, cela provient du rapport entre le viril et le désert, milieu hostile, où la gloire de survivre affronte la précarité et la rareté, ce qui impose la violence héroïque et la manifestation de la puissance » (page 64).
Il importe donc de tenir compte de l’histoire du monde arabe : « Entre 650 et 750, ils avaient conquis et dominé tout le Moyen-Orient et constitué un empire qui allait de l’Espagne et du Maghreb, jusqu’à l’Asie Centrale… et l’Indus et incluait l’Egypte, la Palestine, la Syrie et la Mésopotamie, conquise aux dépends des Perses. A cette époque, des caravaniers et commerçants arabes apportaient, de Chine et d’Inde, des denrées précieuses désirées par l’Occident. Ils faisaient une synthèse féconde des savoirs persans et indiens et chinois… et assimilaient et retransmettaient aussi la culture des grecs et des romains. Entre 750 et 850, Bagdad était le centre du monde, d’où le Calife Haroun al-Rachid (766-809) promouvait un Islam tolérant. A cette apogée, la civilisation arabe, dominait tous les domaines de la connaissance, était plus brillante et raffinée intellectuellement que celle de l’Occident chrétien, tandis que l’Europe traversait une période d’obscurantisme. Cette prééminence du monde musulman durait encore au douzième siècle… L’affaiblissement apparut… en 1258 (avec) l’entrée des mongols à Bagdad. Puis ce fut la chute de Grenade, au quinzième siècle et l’échec de la bataille navale de Lépante de 1571, entre les turcs et la flotte vénitienne et espagnole, organisée par le pape… Compte tenu de leur perte de terrain, au cours des derniers siècles, après un passé glorieux, les Arabes peuvent avoir un sentiment d’injustice. On peut comprendre qu’ils aient souffert d’avoir été dominés et de constater que leurs qualités sont méconnues…
Il est compréhensible qu’étant héritiers d’une grande civilisation et façonnés par une adhésion majoritaire à la religion exigeante qu’est l’Islam, les Arabes soient d’une fierté qu’il est impératif de respecter. Ils sont sensibles à l’honneur et la dignité » (page 63).
Cela se combine avec le fait que les Arabes ont aussi une expertise relationnelle à laquelle il convient d’être attentif : « Leur accueil est… d’une grande douceur et urbanité. Au premier contact, ils sont habituellement aimables et cordiaux, avec un regard bienveillant et une communication apaisante, d’une apparente simplicité. En même temps, ils vous dévisagent » (page 60). En effet, « les Arabes sont imprégnés d’un goût pour le commerce et d’un savoir-faire et talent habile de marchands, issus de siècles d’expériences… On s’attendra donc à de longs marchandages… et on se méfiera de l’expertise mercantile de ses partenaires… Il ne faut pas s’étonner, si les chiffres cités sont surestimés ou même gonflés. Tromper son interlocuteur fait partie du jeu… On n’hésitera pas à négocier les prix… Si on ne les discute pas, c’est d’ailleurs interprété comme un manque d’intérêt… et plutôt mal vécu… Il sera normal que son interlocuteur se plaigne et réclame des avantages… et il faudra savoir se montrer reconnaissant… L’argent est considéré par les Arabes comme un serviteur » (page 62).
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