Depuis bien des décennies, les injustices à l’égard des femmes ont été combattues par des mouvements féministes. Parmi lesquels un courant appelé « différentialiste » ou « essentialiste », élitiste et victimaire, se distingue, qui défend la thèse que la féminité n’est qu’une construction sociale. C’est la base de la théorie du « genre ». Mais en quoi est-il fondé et bénéfique?
On peut penser qu’à la base, la différenciation entre les sexes est naturelle, comme l’explique le paléoanthropologue Pascal Picq. C’est de la métamorphose féminine qu’est née l’humanité. Dans le monde animal, la taille du nouveau-né, celle de son cerveau et la durée de gestation sont proportionnelles. Si cette corrélation s’appliquait à notre espèce, la grossesse durerait 20 mois. Les femmes Sapiens mettent au monde, au bout de 9 mois, des bébés immatures, incapables de la moindre indépendance, dont le cerveau continue à se développer, dans un environnement culturel, durant des années. Ce qui a nécessité d’assumer, auprès d’eux, de nouveaux rôles et formes de coopération et de solidarité. Cette évolution fait aussi que, contrairement aux femelles animales, les femmes sont sexuellement actives en permanence…
Cela ne veut pas dire que les qualités qu’on prête volontiers aux femmes (souci de l’autre, douceur, soumission, sens des relations humaines et du concret…) soient plus que des stéréotypes. D’ailleurs bien des femmes contredisent ces assertions par leur force de conviction, leur franc-parler et en étant libres et combatives. Les différences entre les sexes résultent donc surtout de la domination de sociétés patriarcales, qui distinguent les enfants selon leur genre…
Mais il existe des sociétés plus égalitaires, dans lesquelles les femmes ont du pouvoir, qu’a étudiées notamment la philosophe allemande Heide Goettner-Abendroth. Dans leurs cultures, la maternité est centrale, ce qui induit une organisation sociale centrée autour des rôles « de la mère qui doit veiller sur ses enfants, en prendre soin, assurer leur subsistance et les protéger. Les membres de la population sont concernés par ce qui arrive aux autres et attentifs aux autres, se soucient de chacun. Se développent, dans ces sociétés, des valeurs qui influencent le comportement de chacun. On prône l’égalité, le respect des morts, qui font partie de la vie, la modération dans l’exploitation de la nature… « Se développent alors des valeurs… d’entraide et de partage. Dans ces sociétés, on constate peu d’enjeu de prestige ou de renommée, peu de compétition, de domination, d’affrontements agressifs, ou de violence ». Les pouvoirs sont partagés et les décisions politiques sont fondées sur le consensus et se prennent à l’unanimité, en recherchant un équilibre. Ces sociétés sont profondément pacifiques. « On y prône… la recherche de la paix… Tout est fait pour la bonne entente mutuelle et l’évitement des querelles, des disputes, des armements et des conflits ». Ce qui correspond à ce que la sociologue Eva Illouz énonce lorsqu’elle dit que « l’identité sociale des femmes est encore majoritairement orientée vers le soin des enfants, des parents, des malades et des vieillards… ».
Il existe aussi d’autres sociétés, presque gynocratiques, comme je l’ai observé, durant mon enfance bretonne. J’ai constaté alors qu’il y régnait une forme de relations entre hommes et femmes, que j’ai décrite dans « Contes et récits imaginaires de Bretagne intérieure ». Dans la paysannerie bretonne pauvre les femmes avaient simultanément une charge lourde qu’elles assumaient avec dévouement… et une autonomie et un pouvoir réels. Tous les jours, elles se levaient avant le lever du soleil, allumaient le feu dans la cheminée et entretenaient le foyer sans jamais le laisser s’éteindre. Elles s’occupaient du ménage, de la préparation des repas de la fabrication et des réparations des vêtements, de la lessive, de la santé et de l’éducation des enfants. De plus, elles participaient aux travaux de la ferme, notamment donner à manger aux animaux (poules, lapins, cochons…) et renouveler leur litière, ramasser les œufs, traire les vaches… Et puis, il leur incombait d’aller au marché, vendre les produits de la ferme qui rapportaient de l’argent (le beurre, les œufs, des légumes, quelques poules…), ce qui était primordial dans un contexte où l’agriculture étaient surtout une source d’auto-suffisance. Le soir, elles veillaient encore pour écrémer le lait et le baratter, afin de faire du beurre. Elles avaient donc de lourdes charges et une vie très dure. Et, culturellement, c’aurait été une honte, pour elles, d’être paresseuses. Ce labeur incessant ne voulait pas dire que les hommes ne faisaient pas leur part. C’était plutôt une complémentarité des rôles. Dans un contexte sans mécanisation, les durs travaux des champs (défrichage, labourage, semis, plantations, moisson, coupe du bois, etc.) incombaient aux hommes. Il fallait donc être deux pour pouvoir vivre d’une exploitation et élever des enfants. Ce qui rendait indispensable aux veuves de se remarier, même si elles n’en avaient aucune envie… Cependant, les femmes n’étaient pas soumises, mais autonomes, pas dominées, jamais sous la tutelle de leur mari. C’étaient, la plupart du temps, elles qui dirigeaient les familles. Elles avaient l’œil à tout et le droit à la parole, participaient aux réflexions et discussions, étaient écoutées et respectées. Elles tenaient presque toujours les comptes, détenaient les économies de toute la famille et décidaient de ce qu’on dépensait… et elles commandaient toute la maisonnée, souvent de façon autoritaire. Ainsi, une de mes arrière-grand-mères, constatant que son époux était passionné de lecture, surtout d’histoire et que, le nez sur un imprimé, il oubliait tout, interdit à ses filles de mettre le moindre morceau de journal dans les paniers avec lesquels elles lui portaient ses collations aux champs. Ou, pour prendre un autre exemple, une autre de mes arrière-grand-mères, qui trouvait que son mari passait trop de temps à jouer du violon, vendit son instrument à un colporteur ! En Bretagne, c’est même fréquemment toute la société qui était gouvernée par les femmes. Il n’est pas rare que celles-ci jouent des rôles sociaux, administratifs, économique et politique. C’est illustré par le fait qu’il y a plus de femmes maires et conseillers municipaux en Bretagne que dans le reste de la France… Cette domination des femmes est d’ailleurs illustrée dans les contes populaires bretons, dans lesquels, beaucoup plus que dans ceux des autres régions françaises, les femmes ont un rôle actif. Les hommes acceptaient d’ailleurs souvent d’abandonner les responsabilités à leur femme. Sans doute n’est-ce pas sans rapport avec la domination de leurs mères et la faiblesse de leur image paternelle. Divers aspects confirment ce caractère matriarcal de la société bretonne : en Bretagne, les femmes conservaient souvent leurs noms de jeunes-filles… et s’étonnaient quand on les appelait du nom de leur mari. De plus, l’usage était à l’ambilinéarité de l’héritage, la succession des biens matériels bénéficiant aussi bien aux filles, qu’aux garçons. Ce qui fait que ce pouvaient être les femmes qui possédaient leurs fermes… Il y a ainsi des aspects de filiation matrilinéaire (descendance, titres et prestiges se transmettant suivant le lignage féminin), ce qui fait que les mères dotaient leurs filles pour que les terres restent dans la famille… et qu’on se mariait souvent par intérêt. Par ailleurs, le mariage était, le plus souvent, matrilocal, les jeunes étant accueillis dans la famille de la femme, le mari habitant ainsi « en gendre » dans la maison des parents de sa femme. Les jeunes femmes s’installant « en bru » faisaient face à des difficultés, une obligation de soumission ou de conflit, face aux désapprobations de leur belle-mère. Il en résulte que la culture bretonne est caractérisée par la domination des mères sur leurs enfants, en particulier leurs filles, l’attachement des femmes à leurs mères et les interventions des mères dans le foyer de leurs filles… Tout ceci est sans doute l’héritage de la civilisation celtique, où la femme pouvait être guerrière, reine et prêtresse… et où les femmes étaient habilitées à contracter, disposer de leur fortune… et même annuler les contrats désavantageux réalisés par leurs conjoints sans leur consentement.
On ne peut donc pas dire que les femmes étaient dominées et exploitées partout. Ce qui conduit à se demander, par comparaison, si le féminisme « différentialiste » ou « essentialiste » est complètement légitime… Et surtout si la haine des hommes, considérés a priori comme prédateurs, à laquelle il conduit, ne dessert pas les luttes féministes, en assignant les femmes à leur condition de sexe faible… et en étouffant le débat constructif entre femmes et hommes, par le discrédit de l’autre.
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