Les humains, notamment les enfants, passent plus de 6 heures par jour devant des smartphones, des télévisions, y compris dans leur chambre, des tablettes ou des consoles de jeux. Nous subissons les effets de cette expansion des technologies audiovisuelles de traitement des informations et communications : écrans, Intelligence Artificielle, réseaux sociaux… Cette révolution informatique bouleverse nos existences et nos façons d’agir et même de penser.

Tout d’abord, les écrans nous immergent dans un monde d’images, dans lequel on n’échange guère que des photos et vidéos. Ainsi, des études montrent qu’aujourd’hui, les moins de 35 ans ont plus d’interactions à distance que leurs aînés et se réfèrent, plus qu’eux, au streaming ou aux podcasts. Les sources d’informations qu’ils privilégient sont les vidéos en ligne, ou même les jeux vidéos (!), tandis que les plus de 35 ans se réfèrent encore à la télévision, éventuellement reprise sur internet, à la radio, à la presse, ou aux livres. Il en résulte que…

– nous vivons de plus en plus dans les images et, comme le visuel s’adresse à nos sensibilités, nous sommes submergés par nos émotions et sous l’influence de nos opinions préconçues. Ce qui nous rend plus réactionnels que réfléchis ;

– cela nous recentre sur nous-mêmes. Comme il n’y a pas d’échange, on simplifie tout et on perçoit mal la complexité ;

– nous sommes ainsi souvent dans l’apparence et le superficiel, le paraître et la présentation physique et vestimentaire ;

– la fiction occupe aussi une part importante et croissante dans nos vies. Nous sommes fascinés par le virtuel, vivons dans l’artificiel et nous finissons par croire que tout est possible. Dans ce monde d’illusions, ne ressortent que les chocs, ce qui nous rend dépendants du plus frappant et nous imprègne de violence. Ce qui explique le succès des thrillers, vampires et films d’horreur ;

– certains d’entre nous finissent par être entraînés dans des pratiques d’enfants gâtés, où il n’y a plus de place que pour les jeux vidéo, les oreilles bouchées par les écouteurs, jusqu’au culte de la laideur, encore accru par l’intoxication par les drogues qu’on est encouragé à essayer.

Nous subissons, par ailleurs, constamment des incitations induites par des applications d’« Intelligence Artificielle » (IA), qui réalisent des fonctions effectuées jusques là par des humains, comme reconnaître des éléments sur une image ou répondre à une question. Ainsi, les IA « savent » détecter une source de difficulté, identifier une solution, ou recommander une action. Des IA sont même capables de réaliser, plus vite que les hommes et avec une exactitude supérieure à eux, des tâches complexes, par exemple en jouant aux échecs ou au jeu de go. Est-ce à dire qu’elles sont intelligentes ? Avec le développement du deep learning, on leur « apprend » à prédire ou trancher entre des éventualités, à partir de données, en utilisant une approche statistique. Leur « apprentissage » se fait par renforcement, à partir de milliers d’erreurs. Mais il ne s’agit que d’une imitation des pratiques humaines, simulant une compréhension. Ce sont juste des algorithmes (suites d’instructions ou de calculs), qui permettent à des ordinateurs de s’appuyer sur des masses d’informations accumulées sur un objet précis, pour « apprendre » à fournir rapidement des réponses à des questions très spécialisées. Ce qui permet aux utilisateurs d’interagir avec ces ordinateurs, sur un chatbot (programme informatique conversationnel), en ayant l’illusion de recevoir des avis d’experts compétents. Mais les machines ne sont pas autonomes. Elles se contentent d’appliquer des formules conçues par des hommes, suivant des architectures logiques dessinées par des hommes. Il faut des interventions humaines pour les mettre au point, écrire leur programme d’entrainement et préparer les données qui leur sont nécessaires, pour leur montrer le plus grand nombre de cas auxquels se référer. Cela ne crée pas d’intelligence des choses. La machine ne fait que répéter ce qu’elle a reçu. Ainsi, les systèmes de type GPT-3, sont des réseaux de « neurones » auxquels on enseigne, de manière statistique, à dire le mot suivant à partir d’un début de texte. A la base, ils ont ingurgité tant d’exemples qu’ils « savent » que, dans les dialogues, après « Salut ça… », il y a souvent « va ». Mais ils n’ont aucune « idée » de ce que cela veut dire. C’est juste du remplissage de mots. Les IA ne savent pas faire des liens évidents pour nous et n’ont pas de sens commun. Les machines n’ont pas conscience d’elles-mêmes, ni du monde qui les entoure. Elles ne ressentent aucune émotion et n’ont aucune capacité critique, ni intention, ni créativité. On peut se demander si elles pourront un jour faire des découvertes et/ou s’améliorer elles-mêmes. C’est nous qui, par anthropomorphisme, leur prêtons des capacités qu’elles n’ont pas et donnons du SENS à ce qu’elles produisent. Par exemple, des start-ups utilisent actuellement des deepfake (hyper-truquages) pour procurer l’impression d’une immortalité numérique, en recréant un être humain. Elles entraînent une IA à reproduire les habitudes d’une personne disparue, en s’appuyant sur de nombreux messages et photos échangés avec elle, de son vivant, ce qui permet de créer un simulacre de ses propos, de sa voix, de sa diction, de ses expressions ou même l’apparence des traits et du corps du disparu, donc une illusion de sa présence, avec laquelle on peut interagir, converser et dialoguer et qui répond comme l’intéressé l’aurait fait. Cela permet à des vivants qui sont incapables de faire le deuil d’un proche, de croire à l’éternité… Ne s’agit-il pas d’un détournement de la réalité, conçu pour nous tromper ? De plus, l’IA souffre des biais induits par les données qui ont servi à son « apprentissage ». Ainsi, dans leur traitement automatisé du langage, les automates régurgitent ce qui ressort fréquemment sur Internet, univers où le modèle puise ses « connaissances ». Si celles-ci ne sont pas sélectionnées ou vérifiées, la machine « apprend » du buzz, des opinions, ou des « fake news ». Les informations issues de Wikipédia ne représentent souvent que 0,6 % ses sources. Les algorithmes peuvent donc reproduire des biais, par exemple sexiste, en écartant le C.V. d’une femme parce que celles-ci sont sous-représentées dans le métier considéré, ou bien reproduire des phrases racistes, donc, en définitive, produire des informations fausses, apparemment réalistes et nous influencer à tort. Les sociétés qui créent de tels systèmes devraient, pour le moins, dire précisément comment elles alimentent leurs algorithmes… et cesser de prétendre produire de l’intelligence…

La diffusion d’outils portables multifonctions (des milliards de smartphones sont actuellement vendus dans le monde) et les échanges par téléphones, e-mails et S.M.S. nous accoutument à…

– un échange de messages simples et brefs, souvent formatés (du type « taka… ») et d’icônes… Ce qui nous fait perdre toute dextérité dans l’emploi du langage, surtout écrit ;

– une multiplication des relations superficielles et passagères avec des inconnus. Cela provoque une recherche insatiable de connexions avec de supposés « amis » et une recherche égocentrique compulsive de reconnaissance (faire parler de soi), au sein de groupes d’affinité, en recherche de notoriété (cf. sensibilité au nombre de « like »). Ce qui crée des relations d’interdépendance et de dépendance au verdict des clics ;

– tous ces contacts fugitifs nous rendent constamment soucieux de l’immédiateté des réponses… Nous en venons à ne plus vivre que dans l’instant présent sans futur, sous la dictature de l’urgence, dans la brièveté et même de la fugacité de l’attention, continuellement préoccupés de la nouveauté, des actualités, de l’accès à l’évènement, au best-seller du mois ;

– ce monde frénétique fait de nous des impatients chroniques. Pas de temps à perdre. Nous devenons intolérants aux inactivités et ne prenons plus le temps de la réflexion et de la méditation, qui seraient pourtant nécessaires pour comprendre les situations complexes auxquelles nous sommes confrontés et faire des découvertes au-delà du superficiel ;

– nous finissons par être obsédés de la continuité des relations par S.M.S., e-mails, ou tweets. Il nous faut absolument garder une connexion permanente et nous ne supportons plus la solitude.

D’où le succès de cette présence les uns aux autres que constituent réseaux sociaux, qui jouent alors un rôle de propagation. Par leur intermédiaire, les contestataires, même si leur nombre ne s’accroissait pas, ont de plus en plus le moyen de faire valoir leur opinion ! Or, chacun estime avoir le droit d’exprimer tout ce qui lui passe par la tête. Ce qui met sur le même plan l’avis des experts les plus compétents et l’opinion de n’importe qui. On a le sentiment que tout se vaut, que toutes les paroles sont égales, que la voix de chacun est aussi valable que celle d’un scientifique. Ce qui rend simultanément sceptique et crédule. On finit par ne plus croire en rien et ne plus avoir de convictions ou on se raccroche à une narration collective, même si elle est fausse (après tout si tant de gens sont du même avis, c’est sûrement vrai). Cela conduit à l’envahissement par les commentaires et controverses sur les chaînes d’information. Sur les réseaux sociaux, c’est la multiplication des protestations véhémentes, qui sont souvent de posture. Il n’y a plus que critiques haineuses, invectives, dénonciations et attaques ad hominem, au nom du droit à s’indigner, ce qui incite à imaginer des complots. Cela délégitime toute parole publique et entraîne la défiance systématique à l’égard du pouvoir et le manque de respect des institutions qui incarnent l’Etat. Les dirigeants démocratiques élus sont constamment critiqués, de même que la police et la justice. On aboutit à un écrasement des hiérarchies, dans une société qui s’horizontalise. C’est le rejet de l’autorité des anciens et des maîtres et même des parents et de l’école. C’est même une crise du respect de l’autre. Alors même qu’on aurait besoin de se centrer sur ce qui nous est commun. Tout le monde parle en permanence, mais personne ne débat vraiment. Il n’y a plus de volonté de prendre en considération les points de vue de ceux qui défendent des idées opposées aux siennes, ni d’argumentations étayées. Cela dévalue non seulement l’expression, mais aussi la pensée. Alors même que, simultanément, la technologie permet une surveillance sociale généralisée de chacun, notamment par des caméras !

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