L’Histoire a été marquée par une succession de brutalités.

Doit-on en conclure que l’agressivité est dans la nature des hommes ? Si c’est le cas, quel avenir espérer, maintenant que de plus en plus de pays sont capables de détruire toute vie sur terre ?

Nous sommes le dos au mur. Il faudra bien que nous apprenions à juguler nos réactions irascibles et pratiquer la fraternité. C’est difficile, mais c’est indispensable… et possible !

 

Depuis toujours, il y a eu d’effroyables conflits entre les peuples. Ce qui conduit certains à penser que la guerre a toujours été le moteur de l’Histoire. Cela fit ainsi écrire à Hegel que c’est « la violence qui crée l’Histoire ». Est-ce à dire que la politique ne soit rien d’autre que l’art de la conflictualité, « la continuation de la guerre, par d’autres moyens » ?

 

Au départ, il y eut, sans doute la lutte pour l’existence (« struggle for life ») décrite par Darwin. Lors des affrontements compétitifs, les individus devaient éliminer les autres pour survivre.

 

Les hostilités s’étendent ensuite avec les persécutions et exterminations provoquées par des exaltations d’oppositions ethniques, religieuses, militaristes, ou idéologiques. Pensons aux conquêtes et invasions de peuples venus d’ailleurs, à la christianisation forcée des Indiens d’Amérique, en 1550 (cf. controverse de Valladolid), ou aux guerres de religion en Europe, de la répression de l’« hérésie » cathare entre les Xe et XIIe siècle, à la saint Barthélemy en 1572.

 

Au vingtième siècle, la première guerre mondiale commence, en 1914, avec l’assassinat de Jaurès. La majorité des Français et Allemands sont fiers de partir tuer des ennemis et se réjouissent à l’idée du carnage, dans la négation de toute fraternité. On oubliait les discours de Romain Rolland, prix Nobel de 1915, qui mettaient l’accent sur ce que la France et l’Allemagne avaient à s’apporter (cf. « Jean-Christophe » « Au-dessus de la mêlée »), sur la valorisation de l’humanité de Romain Rolland, élève de Renan et ami de Jaurès, dont on ne parle plus guère maintenant, ou ceux de Jean Guéhenno (cf. « La mort des autres »).

Puis il y eut les épouvantables horreurs absurdes, dénoncées Henri Barbusse, Roland Dorgelès et Georges Duhamel, qui firent que jusqu’à la moitié des jeunes hommes n’en revinrent pas.

 

Il y eut ensuite, en 1936, les tergiversations des pays Occidentaux, face à la guerre civile d’Espagne, avec l’utilitarisme amoral des Anglais, qui saisirent l’occasion pour ne pas choisir et s’opposèrent à toute aide au gouvernement espagnol, en espérant que les fascistes et nazis et leurs adversaires, communistes pro-bolcheviks ou anarchistes, s’annihileraient mutuellement.

 

La seconde guerre mondiale s’annonçait, que rien n’arrêtait, surtout pas la complaisance molle des accords de Munich qui incarnaient le choix de la vie, si fragile soit-elle, aux dépens des raisons de vivre tranquillement.

En 1940, la majorité des Français abasourdis, ont trahi leur patrie en restant, lâchement, écrasés par la capitulation. Puis l’apologie de l’ordre, la soumission et l’effort, a été assumée par Pétain. Ce n’était là que la récupération des convictions de la culture paysanne majoritaire en France.

A la fin de la guerre, il est apparu que les U.S.A., qui avaient eu relativement peu de tués et de destructions et en avaient profité pour développer leur industrie de l’armement, en sont sortis renforcés, à une place prééminente. Et il a été constitué, à l’O.N.U., un conseil de sécurité avec 5 membres permanents (U.S.A., Royaume-Uni, France, U.R.S.S. et Chine). Ce qui laissait de côté d’autres pays (Allemagne, Italie, Japon), qui avaient été de l’autre côté des belligérants. IL en a résulté, depuis, un système de sécurité international figé, devenu rapidement obsolète.

 

Il y eut ensuite une succession de remises en cause des colonisations et décolonisations. L’asservissement des peuples avait été le produit du délire impérialiste dominateur de la plupart des grandes puissances. Après la guerre mondiale, les colonies profitèrent de l’affaiblissement des colonisateurs pour se libérer de leur tutelle et arracher leur autonomie. Il leur fallait réagir aux humiliations ressenties et se dégager de l’hégémonie des occupants (cf. importance du paraître). Il y eut des efforts d’émancipation, des révoltes, des insurrections et des guerres d’indépendance, souvent illustrées par des mutilations, des viols, des exhortations au meurtre et des assassinats, de part et d’autre, au milieu d’innocents. Il fallait tuer… et même égorger des enfants, ce qui n’avaient aucun sens, s’il n’avait pas eu d’espérance collective. Mais se délivre-t-on en massacrant ? Cela engendrait une répression cruelle et sanglante (torture pour obtenir des aveux ou des renseignements…), qui était sans issue, la violence engendrant la volonté de revanche… Tout cela déboucha, souvent, sur l’accès des militaires au pouvoir.

 

En Europe une union s’élabora progressivement, qui permit la perpétuation de la paix durant une période d’une durée jamais connue auparavant. On n’abolit pas les frontières, mais instaura une pénétrabilité entre des pays, qui n’arrivèrent guère à dégager une volonté commune.

Tandis que le monde édifiait des zones d’échanges commerciaux sous l’égide de l’O.M.C..

 

Puis la seconde partie du vingtième siècle fut caractérisée par l’essor de la consommation, avec une aspiration générale à accumuler le maximum, à agresser les autres pour avoir tout, tout de suite… Ce qui déboucha sur une dénonciation de la propriété… et de la pression symbolique et des répressions du pouvoir, perçu comme exerçant une violence, par ses lois…

Avant que des jeunes révoltés se laissent aller à des manifestations de colère, antipathie, ressentiment, vindicte, agressions verbales et physiques, depuis les automobiles incendiées pour s’affirmer et faire parler de soi, jusqu’aux détestations, insultes, injures, déprédations des locaux, hargnes, coups et blessures et menaces de mort à l’encontre d’élus, allant jusqu’à des lynchages, souvent au nom de minorités religieuses, ethniques, sociales ou sexuelles.

Mais comment considérer ainsi que détruire, soit construire ?

 

Parallèlement, il y eut la signature, en 1968, d’un traité de non-prolifération des armements nucléaires (TNP), qui ne considérait comme « puissance nucléaire » que les Etats ayant procédé à des essais avant 1967.

 

Cela n’empêcha pas, durant les années 1990, une multiplication des conflits, souvent fondés sur des rivalités ethniques ou religieuses : Balkans (Bosnie, massacres de Srebrenica en 1995…), Proche-Orient (Israël, Iran, Irak…), Caucase, Cachemire, Afrique (Nigéria, R.D.C.) … Il y eut aussi, à la même époque, bien des guerres civiles en Irlande, Algérie, génocide au Rwanda en 1994, Soudan, Syrie, Yémen, Ethiopie…

 

On assista aussi à une montée des férocités abominables de groupes extrémistes (horreurs de lapidations, mutilations, égorgements, exécutions sommaires, décapitations, massacres…) et à une multiplication des attentats d’un terrorisme aveugle et suicides de supposés « martyrs ».

 

Les causes de toutes ces violences sont diverses et évidentes : la détresse de ceux qui sont dans le dénuement, sans recours possible, ou bien l’envie et la volonté de conquérir un territoire, dominer les autres et s’affirmer, qui font que « le nationalisme, c’est la guerre » … la propension absurde à se venger, qui provoque la revanche, parfois la peur qui entraîne des agressions « préventives », qui s’enchaînent sur une exaspération des passions tristes (cf. Spinoza), etc.

 

Les hostilités sont alors facilitées par les ventes d’armes aux agitateurs et leur soutien par des marchands qui ne se soucient que de défendre leurs propres intérêts. On notera ainsi qu’en 2016, le premier exportateur d’armes est les Etats-Unis (30 à 54 %), avant la Russie (27 à 31 %), la Chine (6 à 13 %), l’Allemagne (6 %), la France (5 %) et le Royaume-Uni (4 %), suivis par l’Espagne, l’Ukraine, l’Italie et Israël (3 % chacun). Ce gigantesque prélèvement militaire sur l’économie s’avère pourtant stérile, car ne débouchant pas sur la moindre construction utile.

 

En conclusion, il nous faut bien admettre qu’il y aura toujours des oppositions d’opinions, des intérêts antagonistes et des égoïstes tentant de s’approprier les biens d’autrui, des mégalomaniaques qui visent à exercer une domination hégémonique et s’assujettir les autres… et des « salauds », criminels, fous meurtriers et sadiques, tirant leur plaisir du mal qu’ils infligent aux autres. Il y aura donc sans doute toujours des adversaires contre lesquels il faudra lutter, avec lesquels il y aura des dissentions, qui ne se résoudront que dans des rapports dans lesquels le pouvoir économique ou militaire sera déterminant.

 

Est-ce à dire que les relations d’influence ne peuvent s’exercer que par la force ?

Doit-on en conclure que les hommes auraient inexorablement une hostilité aux autres, seraient naturellement violents. Déjà dans la culture judéo-chrétienne, avec l’idée de « péché originel », la propension au mal préexiste au bien, comme le soulignaient Saint Augustin et Luther. De nombreux autres auteurs, tels que Machiavel, Hobbes, Adam Smith et Hannah Arendt affirment que les hommes sont spontanément égocentriques, cupides, vénaux, méfiants, malveillants, racistes, injustes et/ou cruels. Cette conception Freud la reprend lorsqu’il dit, dans Malaise dans la civilisation », que l’homme a un « besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, lui infliger des souffrances, le martyriser et le tuer ».

 

Or, aujourd’hui, au moins trois évolutions montrent qu’on ne peut plus dominer les autres par la guerre :

 

– « Les résultats des conflits des cinquante dernières années (Algérie, Palestine, Afghanistan, Irak, Syrie, etc.) font douter que la soumission à la victoire fonctionne encore… Nous y constatons que les plus forts ont été impuissants à surmonter leurs adversaires avec les moyens militaires classiques. Nous avons pris conscience qu’« on ne peut jamais détruire tous ses ennemis », comme le disait Bill Clinton, à propos des contentieux entre Israël et les Palestiniens. Ceux qui survivent en sont renforcés dans leur incitation à l’antagonisme. Ce qui débouche nécessairement sur des confrontations armées interminables.

Même en interne, en démocratie, le recours à la violence des manifestations sociales pour faire pression sur l’Etat n’a guère de sens, car il n’aboutit qu’à réorienter les flux monétaires entre les groupes sociaux, à augmenter la pression fiscale, à la charge de tous, et à accentuer le déficit de la nation. Avec la haine, nous courons juste le risque de l’éclatement de la société.

 

– Nous sommes dans un monde où les armements nucléaires qui permettent des « destructions massives » sont accessibles à bien des pays. Bien des pays (Inde, Pakistan, Israël, Corée du nord…) possèdent la bombe atomique et de nouvelles puissances ont émergé (Corée du Sud, Turquie, Mexique, Brésil, Argentine, Egypte, Nigéria, Afrique du Sud…) possèdent le nucléaire civil, ou aspirent à l’avoir (Iran…). Ces armements sont suffisamment puissants pour tout détruire. Ce qui serait inévitablement réciproque. Ce qui conduirait à une annihilation. La violence pourrait ainsi nous entraîner à la destruction mutuelle totale. Quel avenir espérer, maintenant que les hommes sont capables d’éliminer toute vie sur terre ?

 

Nous sommes le dos au mur. Il faudra bien que nous apprenions à juguler nos réactions irascibles et pratiquer la fraternité. C’est difficile, mais c’est indispensable. Est-ce possible ? Quatre choses incitent à l’espérer.

 

Depuis que les premiers hommes sont apparus sur terre, il y a 2,5 millions d’années, il n’y a pas eu que de la violence, puisque 75 000 générations de femmes ont pris soin de leurs bébés immatures, à la naissance. Et 75 000 générations d’hommes ont nourri et protégé leurs progénitures, leurs familles, leurs villages, ou leurs nations. Les entraides, y compris entre espèces, ont été déterminants dans la survie des humains, qui ont dû pouvoir s’appuyer sur d’autres. Sinon nous ne serions plus là.

 

Nous avons su, avec la dissuasion, éviter de nous détruire avec l’arme nucléaire… et la paix en Europe dure depuis 75 ans. Cela n’avait jamais été le cas depuis les débuts de l’Histoire.

 

De plus, on peut actuellement constater d’indéniables progrès. Le monde se porte mieux que dans les années 1930 et même 1960 : il n’y a pratiquement plus de famines, l’espérance de vie des humains est passée de 45 ans en 1900 à 70 ans (82 ans en France), les conditions de vie de la plupart des gens ont nettement progressé, les droits des femmes sont mieux respectés, etc.

 

Enfin, à l’époque actuelle, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la coopération apporte plus que l’antagonisme. Les échanges scientifiques planétaires et les transactions internationales sont plus fructueux que les affrontements. La guerre rapporte moins que le commerce. Le développement de la Chine depuis l’an 2000 le démontre.

 

Nous prenons conscience qu’au fond, tous les hommes sont les mêmes, au-delà de leurs particularités culturelles. La conclusion qui s’impose c’est la nécessité de la paix universelle, chère à Emmanuel Kant et du pacifisme cher à Victor Margueritte et Aristide Briand, il y a 100 ans. Que ce soit une utopie, ne signifie pas que ce soit une illusion… Pour ma part, j’ai une horreur de la violence, que Montaigne partageait avec Voltaire. L’apologie de la haine est ma limite. La colère ne justifie pas tout. D’ailleurs aucune fin ne légitime d’employer TOUS les moyens… Ceci étant, toute bataille n’est pas mauvaise. J’admets volontiers la concurrence, la compétition et la lutte pour ses idées… L’entente est difficile, mais possible. Elle suppose toutefois de réunir plusieurs conditions.

 

Pour que les gens s’entendent, il importe d’abord qu’ils se connaissent, qu’ils soient éduqués et se sentent protégés. Mieux se comprendre permet de prévenir bien des conflits et résorbe les agressions… Mais tout n’est pas culturel. Si la compréhension entre les peuples est nécessaire, elle ne sera pas suffisante pour empêcher les hostilités.

Ne nous faisons pas d’illusion. Il serait naïf de croire que la raison l’emporte sur la brutalité. Nous avons donc besoin de la force. Ce qui ne signifie pas qu’il faille la mettre en œuvre.

De plus, personne ne peut se passer d’alliés, pour se défendre. Il importe à la fois d’être en mesure d’affirmer sa force… et de tout faire pour développer les coopérations avec les autres. Ce n’est pas incompatible, au contraire, nul n’ayant envie de n’être ami qu’avec des faibles.

 

Des exemples tels que ceux de Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela ont montré que l’on peut imposer des changements, sans violence, au risque de sa vie. Comme le dit Frédéric Gros, dans « Désobéir », « la racine de la non-violence ne peut être que dans le courage ». Giono écrivait que « quand on n’a pas assez de courage pour être pacifiste, on est guerrier ». Et Jean Daniel concluait : « Au nom du pacifisme, on peut refuser de tuer. Mais si on n’est pas prêt à mourir pour ce refus, on devient un esclave » (« Réconcilier la France », p. 23).