Dans sa réflexion sur l’Europe, Jean Monnet disait : « A refaire, je commencerais par la culture ».  En effet, l’action de l’Europe se heurte au fait qu’en sus des divergences entre les intérêts des différents pays, les Européens ne ressentent pas avoir une identité culturelle homogène. Actuellement, la citoyenneté européenne n’existe pas réellement dans les esprits. Or, un projet européen fédérateur ne peut aboutir que s’il est soutenu par un sentiment populaire d’appartenir à une même communauté de destin. C’est possible, à condition d’aller au-delà du préambule du traité constitutionnel actuel qui évoque pourtant déjà « les héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Il reste à développer et préciser ce qui unit les Européens.

 

Aujourd’hui, l’Europe est un rassemblement politique bâti, après 1950, sur une complémentarité économique autour des marchés, dans le but de pérenniser la paix entre les nations européennes. L’U.E. a bien progressé depuis, sur la coopération entre Allemands et Français, avec la suppression des frontières intérieures en Europe, puis l’adoption, en 1998, d’une monnaie commune. Mais il reste beaucoup à faire pour une harmonisation économique, salariale, sociale et fiscale et surtout pour l’affirmation d’une union indépendante, capable de défendre ses positions, face à des Etats tels que les U.S.A., la Chine ou la Russie, ou même face aux puissances financières mondiales. Il faut, pour cela, que l’U.E. clarifie ses intérêts et valeurs communs et désigne un homme (ou une femme) fort(e), responsables des Affaires Etrangères, qui soit capable d’affirmer de façon crédible, les choix de sa politique internationale, ce qui suppose que soient définies, en amont, des orientations partagées.

 

Mais l’Union entre les Etats européens se heurte au fait que l’Europe est traversée de différences culturelles, divergences et même divisions entre les nations, qui mettent souvent en avant le respect de leurs propres intérêts et traditions.

Parmi les multiples facteurs de division, on peut ainsi relever :

– la difficile conciliation entre la cohésion nécessaire des grands ensembles et le besoin de petites collectivités d’affirmer leurs identités spécifiques, avec le souci exacerbé qu’ont parfois les peuples de « disposer d’eux-mêmes » (cf. éclatements de la Tchécoslovaquie et de la fédération yougoslave entre Croatie et Slovénie, à majorité catholiques, Macédoine, Serbie et Monténégro, à majorités orthodoxes et Bosnie, Kosovo et Albanie, à majorité musulmane) ;

– le poids d’aspects religieux, qui vont de l’opposition ancienne entre catholiques et protestants (qui a été en France jusqu’à la Saint Barthélemy, en 1572) et de la résurgence de manifestations d’antisémitisme, jusqu’à la prise en compte de demandes de pays d’Europe de l’Est reliés aux Balkans, à majorité chrétienne orthodoxe (Roumanie, Bulgarie et Grèce), ou de la pression de catholiques d’Europe de l’est, pour le soutien du clergé traditionaliste et sa morale restrictive. Ils opposent ainsi le « droit naturel » de l’homme, qui « est religieux par nature », aux « droits de l’homme » et refusent le relativisme moral des libéraux, qu’ils accusent de « détruire la famille et la religion » ;

– parfois le souvenir d’antagonismes profonds et conflits passés entre les autocrates qui dirigeaient alors les pays européens (cf. guerre de 100 ans, de 1337 à 1453). Cela peut susciter des craintes d’une reviviscence d’un impérialisme hérité du Saint empire (en 800) et de Charles Quint (en 1519), jusqu’à une reprise d’un pangermanisme, suite à une réunification de l’Allemagne, qui entraîne sa domination du commerce intra-européen ;

– des visions de la nation qui vont de l’autoritarisme latin, à la décentralisation et recherche du consensus… et de la décentralisation allemande, au centralisme, parfois perçu comme pouvant provoquer le retour d’un nationalisme virulent ;

– des perceptions différentes d’aspects culturels et sociaux, par exemple concernant les rôles respectifs des hommes et des femmes ;

– des restes de convictions politiques antagonistes, entre d’une part des critiques révolutionnaires et, à l’opposé, des royalistes conservateurs, tous les peuples européens étant partagés entre maintien des acquis et stabilité… et volontés d’évolution. De telles tensions sont de nature à entraîner des oppositions, certains allant jusqu’à considérer que les Lumières et la Révolution française peuvent être à la source des régimes totalitaires ;

– des désaccords sur des aspects économiques, par exemple sur le poids accordé au matérialisme capitaliste, ou sur la maîtrise des dépenses et le niveau de déficit public acceptable, pour des pays tels que l’Allemagne, encore traumatisée par sa faillite, après la crise de 1929 ;

– l’articulation complexe entre des identités régionales hétérogènes, de plus en plus affirmées (Catalogne, Flamands, Wallons, pays basque, Lombards, etc.).

 

Pourtant, sans qu’ils en soient toujours conscients, les Européens ont une civilisation commune, des compétences et des pratiques similaires dans bien des domaines et, dans une large mesure, les mêmes conceptions de la société.

 

La préservation d’une solidarité européenne et la défense d’une politique commune répondant aux intérêts communs et dépassant les conflits d’intérêts entre Etats est donc primordiale. Elle suppose la formation d’une conscience nationale et le renforcement d’un patriotisme continental européen, pour lesquels une communion de pensée est nécessaire. Une communauté politique soudée suppose un imaginaire en commun, ce qui passe par la formalisation d’une légende partagée. « Pour que les Européens arrivent à souhaiter coopérer et se mobiliser pour l’Europe, il faut qu’ils puissent se référer à un récit national qui les relie. Les Européens peuvent tabler, pour cela, sur des convergences fortes entre leurs convictions et valeurs fondamentales. Après tout, l’Europe est l’origine de la culture occidentale, un modèle à la fois libéral et social. N’est-elle pas le berceau de l’humanisme, de la démocratie, des droits de l’homme, de la liberté politique et d’expression, de l’égalité des droits, de l’indépendance de la justice, de la tolérance et du droit d’asile, ce qui a inspiré tant de sociétés ?

 

L’union entre les Européens part ainsi des racines de leur Histoire largement commune (poids du passé partagé). On peut distinguer ainsi 9 grandes étapes :

 

  1. Le sentiment européen a été influencé par l’Empire Romain antique (4 premiers siècles de notre ère), centralisé, qui fait des « citoyens » des hommes libres, qui ont hérité de la pensée latine, porteuse des lois du droit écrit, fondement de la sécurité et de l’ordre public.

 

  1. Mais l’Europe est aussi le fruit des siècles « cap à l’ouest » des populations humaines, longtemps arrêtées par l’océan. Elle a été, ainsi, imprégnée par un vaste mouvement migratoire, qui s’est étalé de la préhistoire au début du Moyen Age, période des invasions de barbares: depuis les goths, qui franchirent le Danube en 376, avant que les frontières du Rhin ne cèdent à partir de 406, ouvrant la voie à plusieurs vagues successives. Ils apportèrent une culture orale de mobilité, de fragmentation des groupes et structures sociales différenciées verticalement, de valorisation de la force et promotion du courage, de flexibilité et capacité d’adaptation.

 

  1. Puis les Européens s’imprégnèrent de la mentalité chrétienne néoplatonicienne de Saint Augustin (Augustin d’Hippone), philosophe et théologien chrétien romain d’Algérie (354-430), qui articulait l’étude de la Bible et la foi, avec la raison, ouvrant la voie à la domination de l’Église catholique, institution supranationale non territoriale, gardienne de normes et d’obligations morales communes.

 

  1. Toutefois, entre le 8ième et le 12ième siècles, la culture européenne fut aussi, imperceptiblement, influencée par la culture arabo-musulmane

– des califes de l’empire abbasside de Bagdad, dont les commerçants ont transmis en Europe les connaissances des Chinois et des Indiens (papier, poudre à canon, boussole, chiffres « arabes » …) et apporté des savoirs approfondis notamment en astronomie et médecine ;

– y compris l’algèbre d’Al-Khwârizmi, ouzbek né vers 780 ;

–      puis par les connaissances transmises par Avicenne et Averroes qui, entre 980 et 1200, ont diffusé la pensée des philosophes grecs de l’antiquité tels qu’Aristote (500 ans avant J.-C.).

 

  1. A partir du douzième et du treizième siècle, le Moyen Age provoqua l’émergence, en Europe, de sentiments de communauté de destin et d’un appétit de savoir et de l’élaboration d’œuvres communes, dont témoignent les œuvres aux architectures magnifiques que sont les cathédrales gothiques, les grandes abbayes et les universités anciennes… et bien des traces des oeuvres humaines, par exemple au niveau de l’agronomie, ou du thermalisme…

 

  1. Par la suite, la « Renaissance » marqua le seizième siècle, avec la prise de distance par rapport à la religion catholique (apparition du protestantisme…) et la valorisation des choses de l’esprit (le rationalisme et l’humanisme), le début de l’ère des grandes découvertes (imprimerie…), le développement des banques et des outils commerciaux et les grandes transformations scientifiques, littéraires et artistiques (les Italiens inspirant les Français et le théâtre de Shakespeare), en même temps que l’exaltation de l’individu, avec un fort désir d’intériorité (l’homme se découvre comme étant une personne digne d’intérêt).

 

  1. Au 18ième siècle l’Europe est imprégnée par l’approche rationnelle des « Lumières », qui combine la valorisation de la liberté de pensée critique et le souci de comprendre le monde, fondé sur l’intelligence et l’expérience (cf. Francis Bacon, père de la méthode expérimentale).

 

  1. Parallèlement, les Européens développent une volonté de domination impérialiste de la nature et du monde, avec l’instauration du commerce triangulaire d’esclaves noirs achetés en Afrique et revendus dans les colonies américaines… et l’amorce de la colonisation…

 

  1. Cette tendance est, en même temps, contrebalancée par le souci de liberté personnelle et le dynamisme qu’inspire, notamment, la révolution française de la fin du dix-neuvième siècle.

 

Toute cette Histoire a fait adopter aux Européens des usages et des valeurs qui ont forgé une mentalité largement commune :

 

1- Une tradition d’ouverture, d’hospitalité, d’accueil, de générosité, de tolérance et d’acceptation de la diversité. Déjà les clercs du Moyen-Age circulaient librement de Montpellier à Paris, Salamanque, Heidelberg et Padoue. Cela conduisit, depuis 1950, toute l’Europe à accepter l’installation et l’intégration de millions d’immigrés, même si les rapports avec des gens venant de l’étranger n’étaient pas toujours faciles.

 

2- Une passion pour la beauté, fondement d’une société cultivée. Ainsi, les habitants de toute l’Europe (Allemagne, Autriche, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, Suède…) ont des racines de poètes et vénèrent de grands créateurs de la peinture (tels que Sandro Boticelli (1445-1510), Léonard de Vinci (1452-1519), Michel-Ange (1475-1564), Le Caravage (1571-1610), Rembrandt (1606-1669), Johannes Vermeer (1632-1675), Eugène Delacroix (1798-1863), Paul Cézanne (1839-1906) et Vincent van Gogh (1853-1890)), de la musique (tels que Antonio Vivaldi (1678-1741), Jean-Sebastien Bach (1685-1750), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Franz Liszt (1811-1886), Giuseppe Verdi (1813-1901), Franz Schubert (1797-1828), Frédéric Chopin (1810(-1849), Richard Wagner (1813-1883) et Claude Debussy (1862-1918))… et de la littérature (tels qu’Homère (VIIIᵉ siècle av. J.-C.), Dante Alighieri (1265-1321), Miguel de Cervantès (1547-1616), William Shakespeare (1564-1616), Molière (1622-1673), Goethe (1749-1832), Victor Hugo (1802-1885), August Strindberg (1849-1912) et Franz Kafka (18831924 )).

 

3- Un humanisme qui prône la liberté des individus souverains d’agir comme bon leur semble si ça ne nuit pas aux intérêts fondamentaux des autres et, en même temps, la limitation des règles communes au strict nécessaire pour préserver les intérêts de chacun.

Cela explique le respect de la dignité des personnes, l’acceptation de la liberté d’expression et circulation, l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme, la conformité à l’éthique, la place relativement importante faite aux femmes, par rapport à d’autres cultures, l’assez grande libéralité sexuelle (autorisation de la contraception, licéité de l’homosexualité et l’avortement…) et l’abolition générale de la peine de mort.

Cela va jusqu’à la subsidiarité, qui est à la fois l’autonomie de décision maximale, localement, ou au niveau des régions, ou des groupes sociaux, par rapport aux règles communes, afin de donner aux minorités les moyens de vivre librement selon leurs choix.

 

4- La valorisation de l’échange, qui fait passer la parole avant les actes… et à une forme de pensée caractérisée par le doute (scepticisme et incrédulité), la recherche d’explications, la démonstration, l’esprit critique et la raison, sans doute sous l’influence des œuvres de philosophes tels qu’Erasme (1466-1536), humaniste cosmopolite et pacifiste, Montaigne (1533-1592), humaniste et polyglotte, voyageur et diplomate, Spinoza (1632-1677), René Descartes (1641), Isaac Newton (1642-1727), Voltaire (1694-1778) et les auteurs du courant des Lumières, ou Kant (1724-1804). Ce qui explique une formidable propension au foisonnement des recherches et découvertes scientifiques, techniques et sanitaires dans le passé de toute l’Europe (cf. Archimède (troisième siècle avant J.-C.), Johannes Gutenberg (1400-1468), Copernic (1473-1543), Galilée (1564-1642), Johannes Kepler (1571-1630), Charles Darwin (1809-1882), Louis Pasteur (1822-1895), Marie Curie (1867-1934), Albert Einstein (1879-1955), Niels Bohr (1885-1962) et Heisenberg (1901-1976)).

 

5- Un culte du progrès, qui a fait des Européens des explorateurs de l’inconnu, navigateurs, géographes et cartographes comme Christophe Colomb (14511506) et James Cook (1728-1779), Henry Morton Stanley (1841-1904) ou Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905), mais a conduit aussi à l’affirmation d’inégalités qui débouchait naturellement sur l’esclavage et la colonisation, puisqu’elle reconnaissait qu’il y a des populations supérieures et d’autres, dépendantes. Les Européens sont, aujourd’hui, en train de revoir cette considération des autres qui crée des distorsions relationnelles, ce qui entraîne d’ailleurs des clivages entre eux.

 

6- La préférence pour un régime politique démocratique, selon un modèle inspiré de la Grèce antique, avec la construction d’un Etat qui garantit la liberté, la sécurité, les droits et la justice, qui est repris dans l’Etat-nation instauré à la suite du Traité de Westphalie signé entre l’Allemagne, la France, l’Espagne et la Suède en 1648, à la fin de la guerre de 30 ans. On aboutit à des démocraties qui intègrent la séparation entre l’exécutif, du législatif et du judiciaire préconisée par Montesquieu (1689-1755) et sont particulièrement soucieuses des aspects sociaux (protection des personnes défavorisées, éducation…), tout en entérinant un libéralisme économique total, tout en prenant en considération le souci écologique de la préservation de la nature.