Mon ouvrage « Dépasser les antagonismes interculturels Un défi vital pour la monde » démontre la nécessité de la coopération et donc de la paix entre les peuples, sans lesquels l’humanité ne saurait surmonter les menaces actuelles… Il ne dit pas que ce soit facile. Effectivement, on assiste aujourd’hui à plusieurs évolutions qui exacerbent les tensions entre les gens.
Par exemple, ceux qui prétendent représenter des minorités ethniques, sexuelles, ou religieuses qui font l’objet de discriminations et d’injustices, développent une « cancel culture » conflictuelle, qui transpose un modèle provenant des universités des U.S.A.. Ils énoncent, à partir d’un récit explicatif (« narrative »), une oppression des hommes blancs privilégiés, qui auraient mis en place des institutions racistes… et critiquent, même sans les connaître, ceux qui ont exprimé des avis, pris des positions ou eu des comportements qu’ils jugent déplacés. Chacun peut, pourtant, dire des idioties, sans être foncièrement mauvais. Pour appuyer leur thèse, ils vont jusqu’à exhumer, du passé de leurs adversaires, des informations concernant leurs actes ou déclarations anciennes. Il est compréhensible que des minorités défavorisées se réfèrent à ce qui a été à l’origine de leur malheur et appellent à la réparation des torts dont ils ont été victimes, au cours de l’histoire. Mais comment reprocher aujourd’hui à quelqu’un, des propos tenus ou des actes réalisés des années auparavant, sans tenir compte du contexte de l’époque ? Ces dénonciations et dénigrements aboutissent à des humiliations publiques, qui visent à détruire la réputation de celui qui est visé et provoquer sa honte. Le but du discrédit est de réduire l’autre au silence, en le bannissant de la tribune des médias. Cela aboutit d’ailleurs souvent à l’autocensure, par peur des « annulateurs ». C’est de nature à provoquer la déprogrammation, ou la mise à l’index de ceux que cela disqualifie. Ce qui peut aboutir à leur reniement par leurs amis… et compromettre leur carrière, ou même entraîner leur démission ou leur licenciement. Cette approche en arrive à traquer toute forme d’« appropriation culturelle », refusant à des hétéros le droit de jouer le rôle de gays, ou à des blancs de s’inspirer de la musique des noirs…
Chacun est alors sommé de choisir son camp face à des jugements sans nuances… et nul ne peut se taire, car ne pas s’indigner serait risquer d’être considéré comme complice. Cette dictature intellectuelle, à laquelle contribuent des historiens et sociologues qui se sont engagés, en s’appuyant sur leurs positions universitaires, dans la lutte contre les injustices à l’égard de certaines minorités, a au moins trois effets négatifs :
– Ses tenants s’indignent que d’autres pensent différemment d’eux et ne pensent qu’à écraser leurs opposants. Ils refusent de prendre en compte les avis de ceux qui ne partagent pas leurs opinions et sont indifférents au sort de ceux qui ne font pas partie du groupe auquel ils s’identifient. Cela va à l’encontre de la licéité de discuter de tout et étouffe l’échange libre d’idées et d’arguments, l’affrontement des contradicteurs, la confrontation des points de vue et le dialogue ouvert, qui invite à expliquer ses positions. Ce qui engendre ou accentue les intolérances. Serait-il impossible de vivre avec des gens qui ne pensent pas comme nous ?
– Ce rejet de ceux qui ont d’autres convictions que les siennes fait obstacle à la reconnaissance de l’égalité et au maintien du pluralisme et de la diversité. C’est une menace pour l’Etat de droit, la présomption d’innocence et la liberté d’expression, y compris de son désaccord. Alors que la démocratie est le lieu où de multiples croyances divergentes peuvent cohabiter.
– Cela exacerbe les oppositions entre les groupes, risque d’être le vecteur d’une division de la société… et fait obstacle à l’union entre les hommes, qui est souvent nécessaire pour la défense de leurs intérêts communs.
Cet accent sur la défense des minorités brimées, conduit à négliger d’autres transformations sociales déterminantes, que ces agitateurs incarnent d’ailleurs. C’est le cas, notamment, de :
– La tendance à l’individualisme des sociétés libérales modernes, qui fait que chacun y est obsédé par la satisfaction de ses désirs et a une propension à négliger les intérêts collectifs.
– La disparition du souci de ses obligations. Au cours des cinquante dernières années, n’avons-nous pas assisté au développement d’une revendication d’avoir droit à tout et, en contrepartie, d’un oubli de ses devoirs. Ainsi, de plus en plus de nos contemporains se plaignent des restrictions, n’acceptent pas de respecter les règles communes et refusent les astreintes, par exemple concernant ce qui est sanitairement requis. Le seul fait qu’on leur impose des précautions à respecter et, donc, un changement de comportement, suscite leur opposition.
– La multiplication des diffusions d’actualités et, en particulier, des chaînes d’informations continues, qui diffusent immédiatement en gros plan le moindre feu de poubelle, ce qui incite à réagir au plus vite… et, donc, à ne plus prendre le temps de réfléchir.
– Les effets d’Internet et des réseaux sociaux, qui ont permis des échanges d’informations et d’idées en toute liberté, ce qui est le moteur de la démocratie. Ils sont souvent le seul vecteur pour les communications des groupes marginalisés. Mais ils induisent aussi des effets pervers.
Tout d’abord, comme leur business est de vendre, à des annonceurs, le temps passé par les internautes face à leurs publicités, leur métier est de susciter l’intérêt des gens et d’agir pour modifier leurs comportements. Il leur faut attirer le passage. Tant pis si le contenu diffusé est erroné. Ce qui fait vendre, c’est l’histoire qu’on raconte, pas la vérité. Internet et les réseaux sociaux relayent ainsi de données fausses, des offres de produits contrefaits, des escroqueries et des allégations négatives et discutables. Ce qui induit la propagation de falsifications du réel et allégations fausses : affirmations approximatives, exagérations, négations des faits, mensonges, propagandes et duperies… Ajoutons que l’anonymat sur les réseaux sociaux protège les lâches, leur donne un sentiment d’impunité et les pousse à l’irresponsabilité… Nous pouvons aussi être manipulés par des tromperies : messages ciblés selon notre profil, vidéos truquées et personnages fictifs… et automates émettant une foison de clics artificiels.
Le biais ainsi induit est accentué par le fait que, pour provoquer et retenir l’attention, les intervenants sur Internet et les réseaux sociaux éveillent les émotions… et incitent à l’expression des opinions, afin de mieux connaître les internautes. Ce qui fait que les messages les plus clivants, les plus partisans et les plus critiques, qui engendrent le plus de réactions, circulent plus rapidement. Ils facilitent la diffusion d’idées extrémistes et nocives, par exemple des campagnes contre la vaccination, dont on ne voit pas quelle libre expression elles représentent. Le ressenti a pris le pas sur la réalité et le sentiment sur la raison.
D’autre part, Internet et les réseaux sociaux induisent, sous la pression d’« influenceurs », une uniformisation et l’établissement des normes morales d’une nouvelle « bien pensance ».
Ces évolutions de la société ont de multiples conséquences.
Tout d’abord, l’expression d’opinions tranchées prime sur la référence aux faits. Le souci du vrai et de l’objectivité s’estompe. Ce qui constatable et vérifiable attire moins que le sang à la une et le virtuel anecdotique. On ne sait plus quoi croire. Une approche scientifique supposerait de construire, de façon méthodique, à partir de ses intuitions, des hypothèses, des doutes, des expérimentations et des controverses, pour aboutir à un consensus, qui sera à nouveau remis en question, un jour. Pourtant, de nos jours, les incertitudes provoquent des craintes. Faute d’une réflexion suffisamment approfondie, nos choix sont alors trop souvent faits en prenant la partie pour le tout. Nos positions ne sont souvent que le reflet de nos préférences. La foi religieuse ou idéologique s’impose. On en arrive à confondre convictions et certitudes.
Certains croient alors avoir toujours raison et estiment, avec bonne conscience, qu’il est légitime qu’ils imposent leurs opinions aux autres, comme s’il s’agissait de vérités : « c’est ainsi », « je le sais », « j’en suis certain ». Ne serait-il pas plus judicieux d’être alerté chaque fois qu’on croise quelqu’un qui prétend dire LA vérité ?
De plus, le plus souvent, ce qui est exprimé est systématiquement négatif. Non seulement parce que cela attire plus l’attention, mais aussi parce que c’est plus facile, car on peut annoncer le pire sans courir de risque. D’une part, ce qu’on annonce de négatif attire l’attention des gens qui sont naturellement inquiets. D’autre part, si ça n’évolue pas aussi négativement que prévu, tout le monde s’en réjouira et oubliera l’erreur de pronostic. Tandis que ce qu’on prédit de positif n’est pas entendu, compte-tenu du scepticisme habituel. Et, lorsque cela n’advient pas, cela suscite une critique de celui qui a fait la prophétie, qui n’a pas su prévoir et nous a trompé.
Ajoutons que nombre de gens exagèrent leur position, sans doute pour faire parler d’eux.
Et puis les convergences incitent à croire à la véracité de son avis, si subjectif soit-il. On se félicite du nombre de ceux qui nous approuvent et cela provoque une émulation.
On devient dupes des rumeurs et on finit par supposer l’existence de cabales, conspirations et complots. Les théories les plus toxiques circulent alors. Certains évoquent ainsi l’existence de groupes pédophiles ou de mouvements satanistes qui réaliseraient des trafics d’êtres humains. Ou bien des gens se disent persuadés que le virus de la Covid-19 a été fabriqué dans des laboratoires chinois pour intoxiquer le reste du monde et préparer la domination politique de la Chine. D’autres affirment inversement que la pandémie n’est pas grave, que les précautions, telles que le masque, sont inutiles, quel que soit le nombre de morts… et que c’est le fruit d’une manipulation, lancée par une élite planétaire assoiffée de pouvoir et d’argent, pour faire peur au monde entier, afin de réduire la population en esclavage et instaurer une dictature.
On aboutit alors à des croyances dogmatiques qui mènent au fanatisme. L’univoque n’est-il pas la base de l’équivoque et de l’injuste ?
D’où une tentation de faire, de ce qu’on croit, un droit opposable aux autres. Toute plainte est présentée comme une preuve de culpabilité. Sont alors proférés des jugements expéditifs à l’emporte-pièce, des dénonciations sans preuve et des appels à la sanction immédiate, qui induisent une condamnation par le tribunal médiatique, sans présomption d’innocence, possibilité de se défendre, débat contradictoire, bénéfice du doute, ou procès en bonne et due forme. Quel besoin les accusateurs ont-ils de désigner ainsi un fautif ? Est-ce que c’est plus facile de dénoncer un responsable, ou un coupable que d’analyser une causalité, surtout quand elle dépend de plusieurs facteurs ? Mais ne serait-ce pas surtout pour se valoir ?
La colère et la violence remplacent alors souvent les échanges et débats. Des invectives, anathèmes, insultes et injures gangrènent les débats. On en arrive à des discours belliqueux, appels à la haine et menaces de mort. Les mots préparent alors les passages à l’acte.
C’est le gouvernement qui est le plus souvent critiqué. On lui prête notamment l’intention de réduire le droit de la population à la liberté. Les autorités sont alors visées par de nombreuses plaintes. Et il arrive que les tribunaux, envahis eux-aussi par le relativisme, annulent leurs décisions. On passe d’une défiance à l’égard des médias et des institutions, à une hostilité au pouvoir. Pourtant, qui peut estimer réaliste d’imputer des visées dictatoriales à l’Etat, dans un pays comme la France ?
Le risque c’est que cette méfiance systématique à l’égard de l’action publique soit la première étape d’une sape de la démocratie.
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