Actuellement, de plus en plus de nos contemporains ne croient plus à rien… ou se sentent, au contraire, menacés par des complots. J’observe les raisonnements des polémistes dans les médias ou les réseaux sociaux. J’y constate que les réactions émotionnelles spontanées, les sentiments, les opinions, les croyances et les passions irrationnelles dominent, au détriment de la réflexion et de la logique. Cela n’est supportable, alors que l’humanité fait face à des risques qui pourraient lui être fatals.
Plus de rigueur serait nécessaire, dans bien des domaines, pour que les discours soient plus convaincants. Dans « Dépasser les antagonismes interculturels Un défi vital pour le monde », j’admets volontiers que « la volonté d’objectivité ne doit pas conduire à la négation des aspects subjectifs… et inciter à ignorer les sentiments, l’affectivité ». Mais je suis tout de même frappé que les manières courantes de raisonner de la plupart de nos contemporains sont pleines de failles :
– nous avons tendance à tout vouloir résoudre dans l’urgence ;
– les problèmes sont souvent mal posés, en termes de solutions et de moyens, plus que d’écarts à combler, sans la fixation de ses buts, dont j’ai démontré l’utilité, il y a plus de trente ans, dans mon livre « Des méthodes efficaces pour étudier les problèmes ». Cela va aussi à l’encontre de la nécessaire étude du sujet que l’on prétend traiter (domaine, limites, demande…), que nous défendions dans « Savoir apprendre », que j’ai publié, depuis, avec François Maquère ;
– les réflexions sont actuellement trop souvent fondées sur des informations non fiables, faute de se référer à ce qui est observable, constatable, factuel. Ce qui est justifié par une négation a priori qu’il existe une vérité. Merci aux promoteurs des fake news et de la déconstruction ! ;
– ou bien l’information prise en compte est incomplète et lacunaire, souvent faute d’une consultation de toutes les sources et d’une écoute attentive des autres ;
– il y a aussi souvent une confusion entre croire et savoir, entre les aspects de la réalité et ses propres points de vue. Ce n’est pas parce qu’on le pense, que c’est vrai. Ainsi, le fait que « 44 % des Américains croient que la création est telle qu’elle est décrite dans la Genèse » et non la suite de l’évolution qu’a démontrée Darwin est le signe de leurs méconnaissances et correspond au fait que leurs a priori l’emportent sur la rationalité ;
– il est devenu habituel d’effectuer des comparaisons avec les autres, plutôt qu’avec soi-même, dans le temps, ou par rapport aux objectifs qu’on a pu se fixer, ce qui induit un repli sur soi et ses groupes d’affinité… et une focalisation sur l’égalité, même lorsqu’elle est inéquitable ;
– les raisonnements sont souvent peu approfondis, fondés sur les déductions de la logique aristotélicienne du tiers exclu, selon laquelle tout ne peut être que vrai ou faux. Il y a pourtant bien des choses qui ne sont ni totalement vraies, ni totalement fausses, notamment en cas d’incertitude, non savoir, ou non détermination, dans l’univers de l’ambigu, de l’ambivalent et du probable, du risque, de la chance. Cette logique binaire… fait tenir pour certain ce qui est douteux, ce qui explique l’addiction au jeu et bien des croyances, par exemple aux prédictions des cartomanciennes. Plus fondamentalement, cela ne permet pas d’appréhender les instabilités caractéristiques du temps, qui font que ce qui vit, change et devient constamment différent de ce qu’il était à l’instant d’avant, tout en restant lui-même ;
– les analyses proposées sont souvent simplistes. Les raisonnements n’exploitent généralement guère ni les contradictions, ni les influences mutuelles, interactions et interférences entre les facteurs, covariations et rétroactions. Ce qui limite la rationalité des explications apportées ;
– peut-être parce que chacun sent confusément que sa pensée est vulnérable, la plupart des conclusions prises ne font que se conformer aux assertions collectives courantes, comme si le fait que tout le monde le pense en faisait une vérité, ce qui est clairement liberticide ;
– parfois on s’en remet simplement aux suggestions proposées par des automates qui effectuent des rapprochements qu’on ne maîtrise pas, ce qui débouche sur des interprétations et recommandations hasardeuses ;
– on aboutit à la mise en avant de décisions répondant à des aspirations individualistes ou claniques, au détriment de la prise en compte des intérêts collectifs et des coopérations fraternelles ;
– il en résulte, en fait, le plus souvent, une difficulté à remettre en question ses croyances personnelles préalables.
On aboutit à ce que chacun croie avoir raison et affirme avec force ses convictions qu’il présente comme étant des certitudes. Ce qui aboutit à des polémiques et affrontements sans issue.
Alors même que nous faisons face à des menaces vitales communes qui nécessiteraient d’allier nos efforts pour les surmonter : dégradation rapide du climat et des espèces de notre biosphère, accroissement démographique qui conduit à l’épuisement des ressources naturelles de la terre, course à la prolifération des armes qui s’accélère, émergence et extension des fanatismes ethnico-religieux, développements de technologiques dont nous ne maîtrisons plus les effets, financiarisation de l’économie mondiale que plus personne ne contrôle, etc.
Toutes ces observations me conduisent à estimer qu’il est devenu, aujourd’hui, primordial de défendre une rigueur de pensée, qui est trop souvent absente.
Bien sûr, tout n’est pas dans les mots et les échanges d’idées abstraites. Le pragmatisme et l’action sont primordiaux. Mais l’intelligence critique, les démonstrations et les argumentations sont aussi ce qui fait avancer le monde. Quelle arme plus efficace, pour faire face aux intolérances dogmatiques, que la curiosité de la connaissance validée par l’expérimentation scientifique et la pensée critique, qui a la capacité de sortir d’elle-même, observer les choses de l’extérieur et casser notre tendance à un égocentrisme étouffant ?
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